CHAPITRE VII

C’était le début de l’aurore ; le dôme du radeau s’emperlait de lumière, la voûte céleste se piquetait de nuages floconneux. Dumarest, étendu, contemplait tout cela. Il se sentait étrangement détaché, comme cela lui était arrivé un jour dans l’arène, quand son pied avait glissé et qu’il était tombé, attendant la mort. Cela s’était passé bien des années auparavant, bien trop d’années pour qu’il se rappelle même le nom du monde. Un ami l’avait alors sauvé, tout comme aujourd’hui. Il remua et éprouva une douleur dans les poumons, et il reconnut dans sa bouche le goût du sang.

Il se redressa quand Selkas s’approcha de lui. Il paraissait plus vieux que Dumarest n’en avait le souvenir, des rides couraient de son nez à sa bouche, des ombres creusaient ses yeux. Même sa voix avait perdu cette note de gaieté cynique.

— Comment vous sentez-vous ?

— Pas bien.

Dumarest considéra son corps nu. Une de ses jambes était déchirée, la blessure apparaissait nettement sous le pansement transparent.

— Quand êtes-vous arrivé ?

— Pendant que vous étiez sous l’eau. Je les ait vus vous sortir de là.

— Et Shem ?

— Vous étiez seul.

Dumarest le savait déjà, ses souvenirs n’étaient que trop clairs : le désir frénétique de s’échapper ! d’atteindre l’abri des radeaux avant que n’arrivent les autres prédateurs, attirés par l’odeur du sang. Ils n’y avaient pas réussi. Shem avait déchargé tous ses dards trop tôt. Dieu merci, ses cris avaient été de courte durée.

Encore un pari, songea lugubrement Dumarest. La vie en était pleine. Deux hommes dans la mer, dont l’un devait mourir. Les chances étaient égales, et il avait gagné une fois de plus. Shem avait perdu, ainsi que Veruchia.

— Elle n’aurait jamais dû descendre, dit-il. Je n’aurais pas dû la laisser faire.

— Auriez-vous pu l’en empêcher ?

— Oui.

— Par la force, en ce cas, ç’aurait été le seul moyen. Izane m’a dit combien le temps pressait. Le choc qu’il avait prédit est survenu quelques minutes après votre remontée. Rien n’aurait pu empêcher le vaisseau de basculer dans l’abîme.

— Elle a joué dans l’espoir de posséder un monde. Et elle a perdu. « Un peu de temps, disait-elle, cent jours et pas mal d’argent. » Elle n’avait jamais pensé risquer sa vie.

— Elle n’est pas morte, Earl. (Selkas ressemblait à un spectre dans la lumière nacrée.) Elle a envoyé un message-radio durant la chute. Elle a réussi à ouvrir le panneau intérieur, et la salle des commandes était intacte. Après toutes ces années sous l’eau, elle était encore étanche. Ils faisaient du bon travail, dans l’ancien temps. (Son ton se fit amer.) Peut-être trop bon. Il aurait peut-être mieux valu que le blindage cède sous la pression. Mais il a tenu bon. Et maintenant, elle est au fond de la mer, prisonnière de ce tombeau antique. Attendant la mort.

Attendant la mort ? Dumarest plissa le front. Même si l’air, à l’intérieur du compartiment, était respirable, il n’avait pu durer longtemps, même avec la réserve d’air qu’elle transportait. Déjà, la teneur en acide carbonique devait être dangereusement élevée. Puis il se rappela que l’air avait dû durer plus longtemps qu’il ne l’escomptait. Elle se trouvait sous une pression normale, et non pas écrasée sous des tonnes d’eau, avec la nécessité de compenser.

— Non.

Selkas avait lu ses pensées, ou suivi l’enchaînement inéluctable de ses réflexions.

— Nous ne pouvons pas la sauver. Izane ?

— Le vaisseau se trouve à une bien trop grande profondeur.

De même que Selkas, le technicien trahissait sa fatigue.

— Il y a une limite à ce que le corps humain peut supporter, et le vaisseau gît largement au-delà de ce seuil. Avec un scaphandre approprié, un homme aurait peut-être une chance d’en réchapper, mais il serait tellement alourdi qu’il serait réduit à l’impuissance – et que pourrait-il faire ? Une fois la coque ouverte, la jeune fille serait broyée par la pression. Il serait possible de fixer des flotteurs sur l’appareil et de le remonter mais, là encore, nous n’avons ni scaphandre ni équipement. Se les procurer exigerait trop de temps ; même dans sa condition actuelle, elle serait morte longtemps avant que nous puissions commencer.

Dumarest regarda Selkas.

— Que veut-il dire ?

— Elle a pris de l’accélérateur temporel, Earl. Elle a découvert quelques fioles de ces drogues, qu’elle croyait encore utilisables en dépit de leur ancienneté. Elle savait que l’air ne pouvait pas durer et elle espérait… (Il s’interrompit, se mordit les lèvres.) Il n’y a aucun espoir. Elle n’a fait que retarder l’inévitable et prolonger son agonie.

La prolonger d’un coefficient de quarante pour un. Si l’air ne devait durer normalement que quelques heures, elle avait étiré ce délai à plus d’une semaine. Cependant, il n’y avait pas assez de temps encore. Il faudrait plus que cela pour construire un scaphandre, affréter de grands vaisseaux de surface, recruter des hommes et commencer le sauvetage. Et les prédateurs tapis dans les profondeurs rendraient de plus tout secours impossible.

Mais elle était vivante et elle attendait, espérant, peut-être, un miracle. Dumarest regarda ses mains, en songeant à d’autres mains marbrées de noir, à un visage portant les mêmes marques, aux lignes adorables d’un corps si beau dans cet ornement naturel – songeant également à l’enfant qu’elle était. Elle lui avait accordé sa confiance, et il n’en avait pas été digne. S’il ne l’avait pas enfermée dans le sas… s’il avait fait un peu plus attention en tuant les anguilles… s’il avait insisté pour qu’elle reste à la surface…

— Earl. (Selkas lui étreignit le bras.) Cessez de vous torturez, mon vieux. Ce n’était pas votre faute.

Dumarest repoussa sa main.

— Allez me chercher les frères Ven. Vite !

— Que…

— Allez les chercher !

Il s’habilla et alla contempler les bateaux rassemblés – le radeau rapide emprunté par Selkas, les autres chargés de matériel inutilisable. Le soleil levant y posait des touches de rouge et d’or, la mer des reflets de vert et d’ambre. Le bruit de l’eau rendait les voix ténues et lointaines.

Quand les deux hommes au visage dur montèrent à bord, un peu plus tard, il leur dit :

— Je veux que vous capturiez un décapode. Un gros. Pouvez-vous le faire ?

L’un des jumeaux répondit :

— Bien sûr. Mais il nous faudra tout un équipement, et ce ne sera pas bon marché.

— Je le veux vivant. Assommé.

— Ce ne sera pas facile, fit l’autre frère. Ces bestioles ne sont pas commodes.

Dumarest prit une voix cassante :

— Vous l’avez déjà fait. Sinon, trouvez-moi des gens qui l’on fait. Izane vous aidera à en dépister un, et vous pourrez vous servir de notre matériel. Et vous serez bien payés. Je veux trouver la bête ici à mon retour. (Et, s’adressant à Selkas :) À présent, conduisez-moi en ville. Vite !

*

**

Le directeur du laboratoire biologique de Dradea lui dit :

— Selkas m’informe que vous avez un problème dont vous désirez me faire part. J’espère que c’est important, car j’ai des expériences en cours.

Il était âgé, tout comme son bureau, les sièges et les rideaux à la fenêtre. Le bâtiment lui-même présentait des signes de négligence, et Dumarest pouvait deviner le reste : une institution dépourvue de soutien financier ; un havre de science tombé en disgrâce aux yeux du pouvoir actuel – ou passé. Le défunt Propriétaire avait laissé son empreinte. Le matériel devait fatalement être vieux, le personnel rare, les fournitures pauvres. Mais c’était tout ce qui était disponible.

Dumarest expliqua :

— J’ai besoin de votre aide, Monsieur le directeur. Vous êtes le seul homme sur Dradea qui puissiez me la fournir. Je sais que les sciences de la vie vous sont familières et je désire que vous me prêtiez vos installations, votre expérience et votre compétence.

Amplon fronça les sourcils, gêné par cette demande inhabituelle. Il s’était attendu à une autre requête : quelque drogue subtile pour conquérir les faveurs d’une femme, ou donner à un homme plus de virilité. Ce genre de demandes étaient devenues courantes, tant le laboratoire était tombé bas.

— Pouvez-vous m’aider ? Possédez-vous assez de compétences ?

Amplon rétorqua sèchement :

— Dans ma jeunesse, j’ai étudié sur Atin, puis sur Orge. J’étais le premier de ma classe et on m’a donné la permission de mener mes propres recherches. Oui, je pense que vous pouvez dire que j’ai quelque talent dans ma profession.

— Je me référais aux techniciens disponibles.

— J’ai un assistant très doué. En fait, il est remarquable. Si les choses étaient différentes il dirigerait à présent son propre institut. Mais ceci est à côté de la question. En quoi au juste puis-je vous aider ?

Dumarest s’empara d’un crayon et d’une feuille de papier et y traça quinze symboles dans le désordre.

— Connaissez-vous cela ?

Amplon étudia les signes.

— Ils relèvent des sciences de la vie ?

— Oui.

— Dans ce cas il s’agit de symboles d’unités moléculaires. Le code m’est familier. L’élaboration de ces unités fait partie du travail normal de tout laboratoire de biologie. (Il regarda Dumarest avec curiosité.) Comment se fait-il que vous ayez de telles connaissances dans cette matière ?

Dumarest ignora la question.

— Êtes-vous assez équipé pour élaborer ces unités ?

— Oui, mais…

— Alors, s’il vous plaît, faites-le, et faites-le aussi vite que possible.

— Vous ne m’avez pas laissé terminé. (Amplon était offensé dans sa dignité.) Ceci n’est pas une boutique ou une fabrique où vous pouvez demander un service instantané. L’équipement nécessaire à la fabrication de ces unités est actuellement employé pour une série d’expériences. Il va falloir un certain temps pour les mener à bien, et davantage pour exaucer vos souhaits. (Le directeur marqua un temps, puis ajouta :) C’est-à-dire, si tant est que je vous accorde ma collaboration. Jusqu’à présent, vous ne m’avez donné aucune raison de le faire.

Le temps ! Dumarest se tourna vers la fenêtre éclairée de soleil. Il avait fallu des heures pour regagner la cité, et il en faudrait autant pour retourner à l’endroit où reposait le vaisseau. Davantage de temps pour élaborer les unités moléculaires, et plus encore pour les assembler. Comment convaincre le directeur qu’il fallait faire vite ? Lui dire la vérité ? La situation actuelle ne lui plaisait sans doute pas, et il devait savoir à quoi s’attendre si Montarg héritait. La vérité donc, mais pas tout entière.

Amplon fut abasourdi par l’exposition des faits.

— Mais je ne vois pas de quelle manière ces unités moléculaires pourraient vous être utiles.

— Séparément, elles ne seraient en effet d’aucun secours, mais assemblées en chaîne, oui. (Dumarest devança la question évidente.) Je ne vous dirai pas comment et je ne vous dirai pas dans quel ordre elles doivent êtres assemblées. Tout ce que je désire, c’est que vous les fabriquiez. Je les assemblerai moi-même.

— Avez-vous les compétences requises ?

Dumarest se rappela les longues heures passées à acquérir la dextérité manuelle nécessaire, et les mois encore plus longs passés dans divers laboratoires où les techniciens locaux l’avaient considéré comme un amateur, un dilettante.

— Oui, dit-il. J’ai les compétences.

— Redal vous aidera si vous avez besoin d’aide. C’est le jeune homme dont je parlais. Je vais le charger du projet.

— Allez-vous commencer tout de suite ? Selkas subviendra à toutes les dépenses, dit Dumarest d’un ton pressant. Cela ne vous semble peut-être pas important ; en ce cas, rappelez-vous ceci. Si Montarg hérite, vous consacrerez vos connaissances à l’élevage de bêtes d’arène. Ce bâtiment pourrait devenir un centre d’entraînement pour lutteurs. Si vous et ceux de votre profession espérez survivre sur Dradea, alors vous ne devez pas perdre une seconde.

Quand il avait pris sa décision, Amplon était un homme d’action.

— Je vais commencer sur-le-champ. Accordez-moi douze heures et…

— Douze ?

— C’est le temps nécessaire à l’élaboration des unités. Il leur faut le temps de se développer et de former leurs caractéristiques, et il faut les contrôler afin de déterminer si elles ont ou non acquis des propriétés indésirables. (Amplon se leva.) Même avec des techniques accélérées, il est impossible de le faire plus vite. Douze heures.

Dumarest jeta un regard au soleil, à travers la vitre. Il était presque midi. En comptant le temps nécessaire à l’assemblage et au retour, il serait la même heure quand il rejoindrait le vaisseau posé au fond de la mer Elgish. Si les frères Ven faisaient leur travail, cela laisserait moins d’un jour avant l’expiration du délai alloué par le Conseil.

Cela suffisait, si Veruchia vivait encore. Si elle avait trouvé la preuve dont elle avait besoin. Si rien ne contrariait l’opération.

Selkas attendait au-dehors. Il suivit Dumarest qui franchissait à grands pas le couloir vieillot, et quand ils sortirent, le soleil les baigna d’une lumière crue. Il y avait un banc près d’un petit bassin où flottaient des fleurs blêmes. Un poisson sauta hors de l’eau, doré, ruisselant de reflets rubis ; ils s’assirent.

— Earl ?

— Si Amplon n’est pas un menteur, et s’il tient sa promesse, Veruchia pourra être sauvée.

Selkas retint son souffle. Il avait suivi Dumarest aveuglément, obéissant à ses ordres faute d’un autre moyen d’action, mais il ne parvenait pas à comprendre ce qu’un laboratoire de biologie avait à voir avec le sauvetage d’un vaisseau qui gisait au fond d’un océan.

Il regarda un autre poisson jaillir de l’eau et disparaître dans une pluie de gouttelettes chatoyantes.

Earl, je dois savoir ce que vous comptez faire. Je ne puis rester là sans rien faire tandis que Veruchia attend la mort.

— Mais vous ne pouvez rien faire, Selkas.

— Pensez-vous que je ne le sache pas ? Pour l’amour de Dieu, Earl, s’il y a un espoir, laissez-moi le partager !

Dumarest perçut sa douleur. Il interrogea calmement :

— Vous l’aimez ?

— Pas de la manière que vous le croyez, mais oui, je l’aime. Pour moi, elle est ce qu’il y a de plus important au monde. Je donnerais tout ce que je possède pour la voir debout dans le soleil, vivante et en pleine forme, souriant et m’appelant par mon nom.

Selkas essaya de retrouver son flegme, conscient d’avoir laissé glisser le masque, d’avoir abandonné l’armure derrière laquelle il affrontait la vie.

— Je vous en prie, Earl. S’il y a une chance, dites-le-moi.

Dumarest hésita, mettant en balance la nécessité du secret d’une part, et de l’autre, le besoin qu’avait Selkas d’être rassuré. Il aurait été trop cruel de garder le silence.

— Il y a une chance, dit-il brusquement. Sur un monde éloigné de Dradea je suis entré en possession d’une technique particulière mise au point dans un laboratoire secret. Il s’agit de la fabrication d’un symbiote artificiel qu’on appelle un jumeau affin. Il consiste en quinze unités moléculaires ; l’inversion d’une de ces unités le rend ou dominant, ou sujet. Injecté dans le sang, il se niche à la base du cortex, se met en prise avec le thalamus et prend le contrôle de tout le système nerveux et sensoriel. En d’autres termes, l’être qui détient la moitié dominante du jumeau-affin prend possession du corps de l’hôte qui abrite la moitié sujette. Ai-je besoin de vous dire ce que cela signifie ?

Une domination totale ; l’intelligence d’un homme placée dans le corps d’un autre – ou l’intelligence d’un homme dans le corps d’une bête. Selkas aspira son souffle.

— Le décapode ?

— Oui.

— Mais est-ce que ça marchera ?

Si cela ne marchait pas, Veruchia mourrait, et Dumarest avec elle. Il contempla ses mains, les doigts nus de la gauche, pensant à la bague, à ce présent d’amour de Kalin. Kalin aux yeux verts et aux cheveux de flamme. Brasque lui avait confié le secret dérobé au Cyclan avant de mourir. Elle le lui avait transmis et était morte à son tour – non pas l’écorce qui l’avait revêtue, mais la femme réelle qui l’animait de sa personnalité. La bague renfermait le secret de l’assemblage exact des unités moléculaires. Elle avait disparu, mais le secret demeurait enfoui dans sa mémoire…

… Le secret que le Cyclan eût échangé contre des mondes, car, en le possédant, il posséderait la galaxie ; ses pantins détiendraient tous les postes importants ; le cerveau d’un cyber dirigerait tous les gouvernants et les gens influents. Pas étonnant qu’ils le traquent de plus en plus désespérément.

Le pilote s’exclama :

— Dieu, regardez ça ! Quelle taille !

L’incrédulité lui donnait une voix de fausset.

Au-dessous, la mer grouillait de bateaux de toutes tailles. À l’écart, Dumarest voyait les radeaux qui se mouvaient lentement en scrutant les eaux. L’un d’eux changea sa trajectoire pour se diriger vers eux Izane, probablement, qui venait faire son dernier rapport. Dumarest concentra son attention sur la scène en dessous d’eux.

Les frères Ven avaient accompli leur travail. Au milieu d’un large cercle de bateaux, flottant mollement à la surface, une forme boursouflée étalait ses tentacules multiples au soleil de l’après-midi.

Elle était immense : le corps à lui seul mesurait près de cent mètres, et les tentacules doublaient sa longueur, masse formidable de chair et de tendons, d’un bleu terne dans la lumière, avec des tentacules couverts de ventouses et hérissés de piquants. Tandis qu’il l’observait, les tentacules frémirent, se soulevèrent légèrement, avant de s’abattre à nouveau sur l’eau en projetant dans les airs une gerbe d’embruns. Elle retomba dans l’immobilité quand l’aboiement rauque des décharges soniques déchira l’air.

Selkas dit :

— Earl, vous ne pouvez pas. Pas dans cette créature. C’est impossible.

— Elle est dotée d’un cerveau et de sang. C’est possible.

S’il avait assemblé correctement les unités. Si la combinaison fonctionnait avec des créatures d’espèces différentes. Si les unités élaborées à la hâte étaient conformes.

Ils n’avaient pas eu le temps de vérifier, de procéder à des tests. Dumarest ferma les yeux, luttant contre la vague de fatigue qui obscurcissait son esprit. La nuit avait été longue ; il avait travaillé avec Redal et le directeur, les bousculant, forçant le rythme, faisant en sorte de ne pas perdre une seconde. Puis il les avait fait sortir du laboratoire, s’était enfermé à clé, et, seul, avait mis à l’épreuve les connaissances jadis acquises. Ensuite, il avait détruit toute trace de ses activités. S’il devait mourir, le secret de la chaîne moléculaire périrait avec lui.

Un soubresaut du radeau le réveilla brutalement, le ramenant à la réalité.

Izane les avait accostés, et les frères Ven étaient avec lui. Ils lancèrent un regard maussade à Dumarest quand celui-ci, suivi de Selkas, sauta sur leur radeau.

— Combien de temps voulez-vous qu’on retienne cette bestiole ? questionna l’un d’eux. Nous vous attendions plus tôt.

— Nous avons été retardés. Avez-vous la situation bien en main ?

— Pour le moment, oui. (L’autre abaissa son regard sur la créature endormie.) Nous avons perdu deux bateaux et trois hommes pour la capturer. Et si vous ne vous dépêchez pas, il ne restera plus rien. Ces foutues anguilles mettent en pièces tout ce qui ne peut se protéger. Que diable voulez-vous en faire, d’ailleurs ?

— C’est mon affaire ; Pouvez-vous me trouver des hommes volontaires pour descendre au fond ?

— Des plongeurs ? (L’un des jumeaux écarquilla des yeux incrédules.) Après ce qui est arrivé à Shem et Larco ?

— Essayez d’en trouver quelques-uns. Prévenez Selkas si vous en dénichez.

Dumarest attendit qu’ils fussent partis, à bord d’un bateau qui attendait sous le radeau antigrav.

Il dit à Izane :

— Vous avez mis des repères autour du vaisseau ?

— Oui, trois flotteurs, aussi près que possible. Il était difficile de le faire avec plus de précision, car le vaisseau est extrêmement profond.

— Et Veruchia ?

— Rien jusqu’à présent.

C’était une complication supplémentaire. Dumarest attira Selkas à l’écart et lui dit à voix basse :

— Continuez à essayer de la contacter. Avec un peu de chance, l’accélérateur temporel qu’elle a pris devrait avoir perdu un peu de sa force, et elle pourrait à tout moment revenir à son métabolisme normal. Interdisez-lui d’en reprendre. Si vous la joignez, dites lui de mettre son équipement respiratoire, et de faire un trou au laser dans le panneau extérieur quand Izane en donnera le signal. Cela égalisera la pression et lui permettra de s’échapper. Je vais essayer de ramener le vaisseau sur la plate-forme continentale. Si je n’y arrive pas, je l’amènerai aussi près que possible de la surface. Si elle ne revient pas à elle, il faudra envoyer des plongeurs la chercher. Offrez-leur une fortune s’il le faut, mais décidez-les.

— Si c’est impossible, je plongerai moi-même, promit Selkas. Pensez-vous honnêtement que ça marchera, Earl ?

— Ça marchera. À présent, dites à Izane de se poser sur le dos de cette bête.

Lui était prêt, muni d’une grosse seringue hypodermique dotée de la plus longue aiguille qu’il avait pu obtenir, chargée de la moitié sujette du jumeau affin. Le radeau descendit, Dumarest sauta, et ses pieds glissèrent sur la peau humide du décapode. C’était comme de se tenir debout sur la coque lisse d’un vaisseau spatial. Il courut vers la tête, là où nichait le cerveau. Tandis qu’il travaillait dans le laboratoire, Selkas s’était procuré une carte anatomique de la créature ; Dumarest savait exactement où trouver une artère.

Quand il regagna le radeau, il était couvert de sang et de bave.

— Dites-leur de dégager la zone, commanda-t-il. Que tous les bateaux et tous les hommes s’en aillent, vite ! (Il se nettoya avec une liasse de serviettes en papier.) Si vous perdez la trace de cette bête, Izane, j’aurai votre peau !

Le technicien se montra offensé.

— Inutile de me menacer. Je connais mes responsabilités.

— Alors ne les négligez pas.

Dumarest se rendit à l’arrière du radeau et ôta sa tunique.

— Très bien, Selkas.

Selkas s’empara de la deuxième seringue.

— Maintenant ?

Dumarest regarda l’eau, le soleil luisant sur les vagues, les bateaux filant à toute vitesse, pareils à des jouets dirigés par des hommes en miniature. Il respira profondément, pour combattre la tension intérieure, la peur de l’inconnu.

— Maintenant !

Il sentit l’aiguille s’enfoncer.

C’était un rêve, un magma confus d’impressions dissociées, une masse incompréhensible de données sans relation les unes avec les autres. Il volait, non, il flottait, non, il nageait, non, il dérivait dans des nuages de fumée limpide. Il avançait tout en restant immobile, incapable de distinguer les faits des impressions. Il avait peur.

La lumière lui faisait mal aux yeux, et il essaya de les fermer, puis de lever les mains pour les protéger car la lumière persistait. Il n’avait pas de mains. Mais un grand voile d’ombre sembla lui apporter quelque soulagement, et il ressentit un faible choc. Il fit une nouvelle tentative et cette fois, la douloureuse clarté disparut pour être remplacée par une réconfortante obscurité. Il bougea encore et éprouva un bizarre soulagement. Encore, et il vit de longs bras préhensiles s’étendre devant lui. Des bras ? Ses bras ?

De nouveau, il connut la peur. Résolument, il la combattit.

Je suis dans le cerveau de cette créature, je la mène comme un homme mènerait un cheval, pourtant, en réalité, je ne suis pas là. Rien ne peut me blesser. Je suis en sûreté dans le radeau avec Selkas. Rien ne peut me blesser. Je suis en sûreté dans le radeau avec Selkas. En réalité, je ne suis pas ici.

Cela ne servait à rien. Parce qu’il était bel et bien ici. Il pouvait voir ce qu’il était devenu, un terrible cauchemar qui s’était fait réalité, et dans lequel son corps s’était déformé de façon grotesque, où il se trouvait prisonnier d’un environnement étranger. Et il n’était pas seul. Il pouvait sentir une autre entité à proximité, de la même manière qu’un homme percevrait la présence d’un animal dans une pièce : un trouble sourd, l’instinct primitif de survie qui faisait défaut, la terreur croissante s’emparant de Dumarest tandis qu’il essayait de contrôler consciemment son nouveau corps.

C’était la mauvaise méthode. Il était un homme habitué à posséder deux bras, deux jambes, habitué à la pesanteur. Il lui manquait le sens de la coordination nécessaire pour manipuler une machine aux membres multiples, aux réactions différentes. Avec du temps, il aurait pu acquérir un certain contrôle, mais il n’avait pas le temps, et ce n’était pas nécessaire. Il pouvait dominer la créature : il n’avait pas besoin de la remplacer. Les schémas de comportement essentiels étaient déjà formés dans le cerveau de la bête ; il pouvait s’en servir en pensant simplement les instructions appropriées.

Il pensa : « Descends ! »

L’obscurité grandit, mais il pouvait toujours voir clairement, car les yeux du décapode s’adaptaient à la lumière faible. Un banc de poissons apparut devant lui, et il les balaya vers sa bouche dans un réflexe automatique, sans rien sentir, sans même se rendre compte de la trombe d’eau qu’il engloutit avec la nourriture. Et c’était une réaction normale : combien de fois un homme dirige-t-il consciemment l’acte de la respiration ?

Il se dirigea vers le rivage. Il ne savait pas dans quelle direction il se trouvait, mais le décapode le savait. L’eau devint plus claire, et Dumarest ressentit un malaise de plus en plus fort. Les mécanismes d’avertissement, dont dépendait la survie, fonctionnaient comme ils le devaient. Cette région de la mer était dangereuse pour la créature qu’il était devenu.

Il passa outre les signaux de mise en garde, contourna le bord du plateau continental, où une muraille de rochers se dressa devant lui. Des anguilles jaillirent de cavernes sous-marines, la gueule ouverte pour lui mordre les membres, et il cingla de ses tentacules les formes sinueuses. Il plongea plus profondément, pour tenter de distancer ce fléau. Les ténèbres augmentèrent, les objets se firent plus flous. Il avançait, cherchant les câbles qui indiqueraient la position du vaisseau. Il en découvrit un, et plongea vers le fond.

Le vaisseau lui parut plus petit qu’il s’en souvenait, presque un jouet, là, dans le limon épais, puis il se rappela qu’il n’était pas du tout petit – c’était le décapode qui avait une notion différente des dimensions. Il s’en approcha, envoya ses tentacules palper la surface, chercher une prise ferme. Deux fois, il échoua, puis l’extrémité d’un tentacule trouva le sabord ouvert de la soute. Cette fois, quand il remonta, le vaisseau vint avec lui. Il monta plus vite, longeant la muraille, ignorant les anguilles qui arrivaient sur lui comme des traits pour lui déchirer les chairs. Le sang ruisselait d’une douzaine de blessures mais il n’éprouvait aucune douleur. D’autres anguilles apparurent, attirées par l’odeur, et l’entourèrent comme un essaim de mouches dans son ascension. L’eau s’éclaircit, et le rebord du plateau fut en vue ; Il avançait, toujours plus haut, le vaisseau et les tentacules raclant encore le fond, encore plus haut » jusqu’à ce que l’énorme masse de son corps heurte le fond et que l’éclat aveuglant du soleil lui brûle les yeux.

Il était impossible d’amener le vaisseau sur la terre ferme. Son poids était trop important, maintenant que l’eau ne le portait plus, et il n’avait pas assez de place pour manœuvrer. Il l’abandonna et replongea vers les profondeurs. À présent, il sentait la morsure de la souffrance, une douleur irritante l’élançait aux endroits où la chair avait été arrachée. Il accéléra l’allure, attirant les prédateurs loin du vaisseau, suivi d’une traînée de sang et d’une horde d’anguilles voraces. S’il n’avait pas été sous sa domination, le décapode les aurait repoussées, se serait défendu, aurait recouru à la fuite si c’était possible ou au combat dans le cas contraire.

Mais Dumarest n’avait aucune raison de le maintenir en vie.

Prisonnier du cerveau de la créature, il devait la faire mourir pour s’en échapper. Et il dut assister à chaque instant de son trépas. Il regarda les anguilles arracher ses tentacules dont des morceaux sectionnés passèrent devant ses yeux, sentit les mâchoires fouailler son corps de plus en plus profondément, et la douleur croître, jusqu’à ce qu’elle ne soit plus qu’une marée rouge – l’attente, la souffrance, le souhait que tout soit fini.

Selkas dit :

— J’étais inquiet, Earl. Je ne savais que faire. Au début, je vous ai cru mort, et puis, ma foi, j’ai été obligé de vous ligoter.

Dumarest contempla les meurtrissures sur ses bras, les marques sur son corps.

— D’abord, tout allait bien, ensuite vous avez vraiment commencé à vous débattre.

Selkas trempa un linge dans l’eau, le tordit et le tendit à Dumarest. Lentement, celui-ci se baigna le visage et le cou.

— Veruchia ?

— Nous l’avons repêchée selon votre plan. Je suis parvenu à trouver deux plongeurs, les frères Ven ; je crois qu’ils feraient n’importe quoi pour de l’argent. Ils sont arrivés juste à temps. L’air s’était épuisé, et elle était inconsciente, mourante. Ils lui ont donné de l’air de leurs propres réservoirs et l’ont remontée immédiatement. Izane se trouve auprès d’elle. Il a quelques notions de médecine.

— A-t-elle trouvé ce qu’elle cherchait ?

— Je ne sais pas. Je vous l’ai dit, elle était inconsciente, et Izane lui a donné un somnifère. Pour qu’elle se remette du choc. Il dit qu’elle avait dû accepter l’idée de la mort et qu’il faut qu’elle surmonte le trauma. Mais elle va bien, Dieu merci.

Dumarest regarda Selkas puis, au-delà de lui, les étoiles qui scintillaient derrière le dôme de verre. C’était l’après-midi quand il était entré dans le corps du décapode, et c’était la nuit qu’il réintégrait le sien. Il s’adossa, les yeux embués de songe. La bête avait mis longtemps à mourir. La masse gigantesque avait subi un châtiment épouvantable et, vers la fin, l’esprit primitif avait lutté avec une sauvage intensité pour demeurer en vie. Une partie de cette énergie avait dû se transmettre à l’autre moitié du jumeau-affin. Cela expliquait la nécessité des entraves.

— J’aurais dû vous endormir, Earl, mais je craignais que cela ne fasse plus de mal que de bien. Je ne savais pas de quelle manière la substance pourrait affecter ce qui avait été injecté dans votre cerveau. J’ai eu peur de prendre le risque. Par moments, j’aurais souhaité l’avoir fait car vous aviez presque perdu toute apparence humaine. Et puis, quand Veruchia a été remontée à la surface, et que j’ai su qu’elle était vivante, et qu’elle marcherait, parlerait et sourirait à nouveau… Earl ! Comment vous remercier ! Que puis-je faire ?

Dumarest se leva.

— Le travail n’est pas encore terminé.

— Que voulez-vous dire ?

— Nous n’avons pas enduré tout cela pour rien. Il nous reste jusqu’à demain midi pour prouver au Conseil que Veruchia est dans son droit. Il faut vérifier qu’elle détient cette preuve.

Elle paraissait toute petite, allongée sur un tas de filets dans une cabane, tout près des vagues clapotantes. La dentelle ébène de son visage se confondait aux mailles des filets, si bien que ceux-ci semblaient la recouvrir de leurs délicats entrelacs. Les stries argentées dans sa chevelure captaient la lumière et la renvoyaient en reflets lustrés.

Selkas la contempla, mourant d’envie de la prendre dans ses bras, comme il en mourait d’envie quand elle était enfant. Il résista à la tentation cette fois-ci, comme naguère. Si Lisa avait vécu ! Mais elle était morte, et son souvenir devait rester intact. À cette sombre époque, il avait trouvé refuge dans la fuite, avait visité une douzaine de mondes, épaississant sa cuirasse de présumé cynisme. À présent, il devait se montrer plus fort.

— Je lui ai administré une drogue neutralisante, dit Izane. Elle s’éveillera bientôt, mais je dois réitérer ma mise en garde : c’est très imprudent. Il y a danger de désorientation et de rechute ultérieure.

— Laissez-nous, dit Selkas d’un ton sans réplique.

Cet idiot méconnaissait la vigueur de sa patiente. Quand Izane fut sorti, il se laissa tomber à genoux, et caressa d’une main la crinière chatoyante.

— Veruchia, ma chérie. Veruchia. Réveille-toi, mon enfant. Mon enfant.

Ses mots le trahissaient.

— Selkas ? (Elle sourit, l’air endormi.) C’est vous ?

— Réveillez-vous, Veruchia.

— J’ai fait un rêve inhabituel, murmura-t-elle. Je croyais avoir trouvé quelque chose de merveilleux et puis, soudain, tout allait mal et je me retrouvais seule à nouveau.

Ses yeux s’agrandirent, tandis que la mémoire lui revenait.

— Earl ?

— Il va bien, et vous regarde à cette minute même.

— Earl ! (Elle se dressa d’un bond, les bras tendus.) Earl, mon chéri. Tu m’as sauvée. Je savais que tu me sauverais. Il sentit ses lèvres se presser contre les siennes, la chaleur de son corps contre le sien. Elle n’était que désir, comme une femme ressuscitée et pleine de l’envie de vivre. Combien de fois avait-il goûté la même euphorie, quand il voyageait en Bas : cette griserie vertigineuse lorsque le trajet s’était terminé sans anicroche, et qu’il émergeait de la cellule de vie suspendue comme d’un tombeau.

Doucement, il desserra l’étreinte de ses bras.

— As-tu trouvé ce que tu cherchais ?

— Earl ?

Il se remémora qu’elle devait encore avoir les idées un peu confuses. D’une voix patiente, il interrogea :

— Était-ce bien le Premier Vaisseau ? Contenait-il la preuve dont tu as besoin pour devenir héritière ?

— Oui, Earl. Oui ! (Elle regarda autour d’elle, éperdue.) J’avais un livre. Il était glissé sous les courroies de mes appareils respiratoires. Où…

— Ils doivent se trouver avec votre équipement, dit Selkas. Les frères Ven ont tout laissé dans la cabane voisine.

— Allez le chercher. Ne le perdez pas de vue. C’est le journal de bord du Premier Vaisseau.

Selkas, Earl, j’avais raison ! Les vieilles légendes ne mentaient pas. Le nom du propriétaire était Chron, et non pas Dikarn. Dikarn était le capitaine, mais le vaisseau ne lui appartenait pas. Et il n’était pas le Premier Propriétaire de ce monde. Chron est mort juste après l’atterrissage, et Dikarn a alors pris le commandement. Il a épousé la veuve de Chron, et c’est ainsi qu’est née la confusion. Mais Chron était bien le Premier Propriétaire, Tout est dans le livre. J’ai eu le temps de le lire pendant que j’attendais.

— Avant de prendre l’accélérateur temporel ? questionna Selkas, sourcils froncés.

— Après. Pendant que j’attendais qu’on hisse le vaisseau et qu’arrivent les secours. (Elle soupira, radieuse.) Nous avons gagné, Earl. Nous avons fait un pari, et nous l’avons gagné. Je suis la nouvelle Propriétaire de Dradea.